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Les élections législatives jordaniennes de 2020. (2) Effets du contexte sanitaire, ajustement des répertoires de mobilisation et des thèmes de campagne

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Dans le premier billet, il s’agissait de montrer dans quelle mesure le système électoral actuel conduit la majorité des candidats aux élections législatives à mobiliser leur base locale et familiale pour espérer remporter un siège (Abescat, 2021). Ce second billet se concentre sur les effets de l’épidémie du coronavirus et des mesures sanitaires prises par le gouvernement jordanien sur les campagnes électorales.

Mobiliser en dehors de sa base électorale familiale

Si les candidats doivent impérativement mobiliser leur base électorale familiale, il est dans un même temps très souvent impossible pour un candidat de compter uniquement sur sa tribu (‘ashîra), ou la branche de la tribu (‘âela, qui signifie aussi « famille ») à laquelle il appartient, pour tenter de remporter les élections. Un ancien commercial aujourd’hui à la retraite, candidat indépendant dans le gouvernorat de Zarqa, m’expliquait par exemple : « Moi je veux atteindre 3000 voix (…). Et vous savez ici en Jordanie, nous devons d’abord (…) nous tourner vers nos familles, notre tribu. Je suis d’abord allé vers l’association (jama‘iya) [de ma famille] (…). Puis je suis allé dans l’association des retraités de la sécurité sociale, je suis allé voir le président (…) pour savoir s’il soutenait déjà quelqu’un, prêt à parler en leur nom. (…) Ensuite je suis allé dans l’association des étudiants palestiniens, dans laquelle j’étais très actif quand j’étais jeune (…). Ils m’ont tous dit (…) ‘nous sommes derrière toi’ ».

Ce constat s’applique aussi aux candidats qui décident de ne pas respecter l’issue des consultations qui ont lieu dans certaines tribus et clans familiaux pour désigner le ou les candidats qui se présenteront aux élections. Cette année, la discipline tribale était d’autant plus affaiblie que plusieurs tribus, ou certaines de leurs branches, n’ont pas organisé de consultations internes du fait du contexte sanitaire, même si celles-ci avaient officiellement été autorisées. Cela semble avoir été par exemple le cas dans le gouvernorat de Karak. La tribu des Tarawneh, qui n’avait par exemple présenté que deux candidats en 2016, n’en comptait pas moins de six cette année. De la même façon, un ancien militaire appartenant à une autre des grandes familles du gouvernorat, dont le frère se présentait aux élections, déplorait la présence de sept candidats parmi les membres de sa tribu, malgré ses efforts pour convaincre certains d’entre eux de se retirer de la course électorale. Ne pouvant compter sur le soutien de l’ensemble de la tribu, dont les voix étaient dès lors divisées, son frère fut contraint de trouver de nouveaux thèmes mobilisateurs pour atteindre un électorat différent. Lui-même, âgé de seulement 37 ans, décida de rejoindre une liste s’adressant tout particulièrement aux jeunes électeurs.

Le programme politique de cette liste était centré sur les questions du chômage des jeunes Jordaniens et des investissements dont la région avait besoin pour leur offrir de nouvelles opportunités d’emploi. Lors d’une réunion organisée par ce candidat à laquelle j’assistais, plusieurs dizaines de jeunes, venus des différentes localités du gouvernorat, discutèrent ensemble de la nécessité d’avoir des députés jeunes, à même de représenter et de défendre les intérêts particuliers de cette catégorie de la population, première victime du chômage. Presque 35% des 15-24 ans sont sans emploi aujourd’hui (Organisation Internationale du Travail, 2020). De manière générale, les jeunes électeurs, qui ont représenté plus de 37% des votants cette année, pour la tranche d’âge allant de 17 à 30 ans (Commission électorale indépendante, 2020), ont été particulièrement courtisés par de nombreux candidats rencontrés pendant ces campagnes électorales.

Affiches électorales à Zarqa, 2e district (C. Abescat, novembre 2020).

Adapter son répertoire d’action et ses thèmes de campagne au contexte épidémique

Les thèmes de campagne, ainsi que les pratiques politiques quotidiennes de mobilisation, ont aussi été directement affectés par l’épidémie du coronavirus et les mesures sanitaires adoptées par le gouvernement jordanien. Cette année, les rassemblements de plus de vingt personnes n’étaient pas autorisés. L’ouverture d’un « siège électoral », espace où les candidats reçoivent parfois plusieurs centaines d’électeurs, fut aussi interdite au cours de la campagne, tout comme la distribution de nourriture, tels que les traditionnels mansaf ou knafeh. Cela a conduit les candidats à ajuster leurs pratiques de campagne et répertoires d’actions électorales (Desrumaux & Lefebvre, 2016). En premier lieu, les réseaux sociaux sont devenus un enjeu plus important que les années précédentes. Plusieurs partis politiques, tels que le  Front d’action islamique, le bras politique des Frères musulmans en Jordanie, ou le Parti social démocratique jordanien, et certains candidats eux-mêmes, ont par exemple créé des équipes, salariées ou bénévoles, chargées de s’occuper uniquement de la gestion de la campagne électronique.

Les campagnes ont aussi nécessité un investissement en temps bien plus important. Les visites aux différents dîwâns, lieux d’hospitalité et de regroupement pourles grandes familles locales, sont bien sûr un rituel incontournable de chaque élection. Mais les sièges électoraux permettent normalement de réunir quotidiennement, et de « fidéliser », l’ensemble des soutiens électoraux. L’interdiction d’ouvrir un siège électoral a obligé les candidats à multiplier les réunions de vingt personnes maximum pour rencontrer le plus grand nombre d’électeurs malgré les mesures sanitaires. Ce constat s’applique aussi aux partis politiques. Alors que le Front d’action islamique avait organisé des meetings électoraux avec plus de 7000 personnes à Zarqa en 2016, les candidats des listes présentées par le parti et sa coalition ont cette année dû se rendre, chaque jour, à plusieurs réunions en petit comité, pour tâcher de rencontrer leurs électeurs et les représentants des différentes familles. Ces réunions pouvaient se tenir chez ces derniers, dans les dîwâns ou les organismes de bienfaisance (jamaiya khaeriya) des familles, ou bien chez le candidat lui-même, dans une maison de l’un des membres de sa famille ou dans le dîwân de celle-ci. Pour le candidat, l’objectif de ces entrevues est de se présenter à ces personnalités influentes, de leur annoncer sa candidature, et de tenter de sécuriser leurs voix et celles des autres membres de leur famille. Le candidat de Zarqa que je citais plus haut me racontait le déroulement de sa campagne : « Tous les jours, je rencontre des gens pour étendre ma base électorale (…). À cause de la situation de la COVID-19, les sièges électoraux ont été interdits, comme les rassemblements populaires. (…) J’ai beaucoup utilisé les réseaux sociaux (…), et sinon des réunions directes avec les gens, chez eux (…), dans les maisons ou dans les organisations de bienfaisance des familles palestiniennes. Je distribue mes flyers (…). Je fais trois visites par jour. Chaque jour à 9h je vais à Zarqa et Ruseifa, je reste jusqu’à 20h-21h, avant le couvre-feu. (…) Leur première question est toujours ‘qu’allez-vous faire pour moi ?’ ».

L’épidémie est d’ailleurs devenue un outil de légitimation et de mobilisation en elle-même. Dans les discours, il s’agit ainsi de montrer son respect des mesures sanitaires et sa volonté de protéger ses électeurs. Les effets du coronavirus sont aussi intégrés aux campagnes et aux programmes politiques des candidats. Ces derniers ont insisté sur l’augmentation du taux de chômage dans le secteur privé, ont appelé à de nouvelles réglementations vis-à-vis des échéances de remboursement de prêt pour les particuliers, ou ont plaidé pour de nouvelles infrastructures hospitalières dans leur gouvernorat. Sur la page Facebook de son « bureau médiatique » (al-maktab al-ilâmî), un député du gouvernorat d’al-Balqa, à nouveau candidat en 2020, a relayé tout au long du mois de septembre ses efforts pour transmettre au gouvernement les besoins d’un des hôpitaux de sa région en termes de personnel médical. Se présentant lui aussi comme le candidat « des jeunes », il soulignait par la même occasion l’opportunité représentée par ces centaines de postes vacants pour les jeunes diplômés de la région. Par ailleurs, quelques mois auparavant, ce député avait lancé une campagne de dons d’ordinateurs pour les familles les plus pauvres du gouvernorat, afin de leur permettre de travailler et d’étudier à distance. Le coronavirus et ses conséquences ont donc fourni de nouvelles opportunités aux candidats pour « faire valoir les intérêts de [leur] groupe » (Baamara, Floderer & Poirier, 2016), que ce soit leur famille, leur quartier ou leur région tout entière.

Panneau de la commission électorale indépendante, à Amman. Traduction : « #Ta voix ton futur. Participe et vote pour le meilleur » (C. Abescat, octobre 2020).

Conclusion

Ces deux billets avaient pour ambition de proposer une lecture analytique de la façon dont les candidats aux élections législatives jordaniennes instrumentalisent plusieurs catégories d’appartenance et mobilisent différents réseaux au cours de leur campagne. Je me suis notamment efforcée de montrer qu’avec le système électoral actuel, peu de candidats peuvent espérer remporter la course électorale sans mobiliser leur base électorale familiale, pas même les candidats membres d’un parti politique. « L’élu tribal »  ne désigne donc pas une catégorie homogène, mais recouvre au contraire une large diversité de députés, aux profils, ressources et trajectoires différents.

Il pourrait aussi être particulièrement intéressant de se focaliser sur les pratiques des partis politiques jordaniens pendant les campagnes. Ils sont en effet soumis à des injonctions contradictoires. D’un côté, les discours officiels appellent à une plus grande participation des partis aux élections. La Chambre des représentants est en partie délégitimée car la majorité des députés sont des élus indépendants, perçus comme dépourvus de tout programme politique. De l’autre côté, près de vingt ans après la fin de la période de répression institutionnalisée des partis politiques sous la loi martiale, de 1957 à 1992, appartenir à ou voter pour un parti politique continue à effrayer une partie de la population.  Par conséquent, les candidats aux élections doivent parfois effacer leur étiquette partisane pour maximiser leur chance de se faire élire et mobiliser leurs réseaux familiaux et de proximité. Il conviendrait alors d’interroger les stratégies des partis, et des candidats eux-mêmes, pour composer avec ces différentes logiques.

Bibliographie

Abescat, C. « Les élections législatives jordaniennes de 2020. (1) Comprendre les effets du système électoral sur les profils et les stratégies des candidats », Les Carnets de l’Ifpo, La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11067, le 5 avril 2021.

Baamara, L., Floderer C. & Poirier M. Faire campagne, ici et ailleurs. Mobilisations électorales et pratiques politiques ordinaires. Paris, Éditions Khartala, 2016.

Banque Mondiale. « Unemployment, youth total (% of total labor forces ages 15-24) (modeled ILO estimate) Jordan ». ILOSTAT database, Septembre 2020. [En ligne].

Commission électorale indépendante. « Hashemite Kingdom of Jordan. Parliamentary Election Atlas 2020 ». Non publié à la date d’écriture de l’article. 

Desrumaux, C. & Lefebvre, R. « Pour une sociologie des répertoires d’actions électorales ». Politix, 13(1), 2016, 5-16. 


Pour citer cet article : Camille Abescat, "Les élections législatives jordaniennes de 2020. (2) Effets du contexte sanitaire, ajustement des répertoires de mobilisation et des thèmes de campagne", Les carnets de l’Ifpo. La recherche en train de se faire à l’Institut français du Proche-Orient, https://ifpo.hypotheses.org/11098, le 12 avril 2021. [En  ligne sur hypotheses.org]

Camille Abescat portraitCamille Abescat est doctorante en science politique au Centre de Recherches Internationales (CERI) à Sciences Po, sous la codirection d’Élise Massicard et d’Éric Verdeil, et doctorante associée à l’Institut Français du Proche Orient (Ifpo). Sa thèse porte sur les pratiques du pouvoir politique des députés jordaniens, au sein du Parlement et dans leurs circonscriptions respectives.


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